La déflagration d’un antihéros au cœur d’Abidjan
À la surface, Axel incarne le prodige que s’arrachent les start-ups africaines en mal de talents électroniques. Mais le scénario d’Owell Brown, coécrit avec la dramaturge béninoise Thérèse Afangni, inverse rapidement la perspective : chaque éclat de génie révèle une fissure intime, chaque innovation technique prépare une compromission. En suivant la trajectoire descendante de ce héros paradoxal, le film renoue avec la tradition tragique où la hubris précède la chute, tout en y adjoignant les marqueurs d’un thriller contemporain — montage syncopé, musique trap nerveuse, lumière crépusculaire signée Anselme Koffi. Cette mise en tension permanente, presque physique, rappelle que l’espace urbain abidjanais est à la fois décor et catalyseur, offrant ses ruelles chatoyantes comme un labyrinthe moral.
Du mélodrame au polar social : la grammaire visuelle d’un cinéma hybride
Visuellement, « Sex, Love and Money » se distingue par un refus assumé de la hiérarchie entre mise en scène d’auteur et efficacité commerciale. Dans une même séquence, la caméra épaule capture la brutalité d’une transaction nocturne tandis qu’un plan séquence plus ample installe la tendresse fragile qui unit Axel à Angélique. Ce brassage d’esthétiques n’est pas gratuit : il traduit une hybridation culturelle propre aux mégapoles ouest-africaines, où les récits hollywoodiens cohabitent avec les contes oraux, les clips nigérians et le feuilleton ivoirien « Ma Famille ». Le directeur photo confiait récemment, lors d’une master-class à la Film Society of Ghana, s’être inspiré autant de la lumière de Barry Jenkins que de la saturation chromatique des marchés de Treichville. L’ensemble offre une palette sensorielle qui épouse les fluctuations émotionnelles du protagoniste et donne chair à la topographie de la tentation.
La tentation numérique : réseaux sociaux et marchandisation du soi
Au-delà des substances illicites et des clubs feutrés, c’est dans les notifications que s’insinue la véritable drogue du film. Brown filme les écrans comme s’ils étaient des visages : ils éclairent la nuit d’un néon bleu puis se referment sur un néant existentiel. Les filtres Instagram deviennent de véritables filtres moraux, brouillant la frontière entre réussite tangible et storytelling artificiel. « Le like est la nouvelle petite coupure de 10 000 francs », confie un influenceur fictif que croise Axel au détour d’un rooftop. Ce constat, loin d’être anecdotique, situe le film dans une conversation mondiale sur la marchandisation du capital social (New York Times, janvier 2023). Brown ne diabolise pas la technologie ; il la montre comme un miroir froid où les humeurs collectives se reflètent et se déforment, jusqu’à altérer l’éthique individuelle.
Quand l’argent rapide défie l’éthique : un dilemme générationnel
Le film scrute un paradoxe propre à la jeunesse urbaine africaine : être bombardée de récits d’ascension fulgurante tout en évoluant dans des économies encore marquées par l’informel. Axel n’est pas un simple délinquant en devenir ; il est le symptôme d’un système où le capital initial fait souvent défaut, où la méritocratie affichée se heurte au népotisme officieux. La question récurrente « faut-il vendre son âme pour survivre ? » résonne d’autant plus que le scénario refuse un moralisme simpliste. Brown rappelle, par touches impressionnistes, la brutalité d’un marché du travail où le talent reste sous-valorisé : 70 % des diplômés ivoiriens sont sous-employés, selon l’Agence nationale de la promotion de l’emploi. Dans ce contexte, le trafic de données, de stupéfiants ou de corps devient une tentation arithmétique plus qu’idéologique.
Performances d’acteurs et alchimie panafricaine
La distribution, mosaïque de sensibilités, confère au film une portée continentale. Olivier Kissita module son accent congolais pour incarner Axel avec une inquiétante douceur, tandis que Maimouna N’Diaye, en patronne mafieuse raffinée, emprunte à la figure shakespearienne de Lady Macbeth. Le dialogue entre les timbres, du français ivoirien à l’argot camerounais, compose une polyphonie qui dépasse la simple représentation. En coulisse, la production a encouragé les comédiens à improviser certaines répliques dans leur idiome maternel : une décision qui densifie la texture réaliste et rappelle l’approche de Ciro Guerra dans « Los Silencios ». Cette synergie scénique témoigne de la vitalité d’un cinéma panafricain qui ne se contente plus de segmenter ses publics nationaux mais aspire à une audience transfrontalière.
Une morale ouverte, entre lucidité et rédemption
Le dénouement, que l’on ne dévoilera pas, refuse la sanction spectaculaire à l’américaine comme la punition didactique post-coloniale. Brown s’inscrit plutôt dans la tradition des fins ouvertes : la caméra s’attarde sur un regard, laisse deviner le prix à payer mais confie au spectateur le soin d’en estimer la valeur. Ce choix éthique rapproche le film d’œuvres telles que « City of God » ou « Gomorra », où la question n’est pas de sauver le héros mais d’interroger le système qui l’a produit. Dans les débats organisés après les projections aux salles Canal Olympia, les étudiants, nombreux, soulignent la pertinence d’un tel parti pris : « Nous ne voulons pas qu’on nous dise quoi penser, nous voulons qu’on nous montre le réel », résume une doctorante en sociologie. C’est peut-être là le principal mérite de « Sex, Love and Money » : offrir un miroir frontal, sans tain ni fard, où chacun peut mesurer la distance entre ses rêves et ses renoncements.