Un adieu qui signale la fin d’une époque
Le 9 juillet 2025, Annecy s’est figée dans un recueillement inhabituel. À quatre mille kilomètres de Brazzaville, la ville savoyarde a accompagné jusqu’au cimetière du parc un nonagénaire dont le nom susurre, pour les plus jeunes, une brume d’archives jaunies : Jean-Jacques Ikonga, mieux connu sous le surnom de « Mermans ». Son décès à 91 ans, suivi d’obsèques sobres le 18 juillet, scelle la disparition du dernier membre de la sélection congolaise ayant disputé les Jeux de la Communauté de 1960 à Tananarive. Au-delà de la simple chronologie, l’événement rappelle le lien charnel qui unit le Congo-Brazzaville et la France dans le domaine sportif et, par ricochet, culturel.
Dans un court message de condoléances, le FC Annecy a salué « un grand frère dont la bienveillance dépassait la surface de réparation ». À Brazzaville, le ministère en charge des Sports a, de son côté, évoqué « un ambassadeur avant l’heure qui contribua au rayonnement du pays dans un contexte géopolitique complexe ». Si la rhétorique est convenue, elle pointe néanmoins une réalité : à la charnière des indépendances, Ikonga a incarné la première passerelle professionnelle entre la formation congolaise et l’élite européenne.
Brazzaville–Marseille : l’éclat, la blessure, le départ
Né le 11 mars 1934 dans le quartier populaire de Poto-Poto, Ikonga s’est rapidement imposé comme ailier virevoltant au sein de Renaissance B, futur CARA, avant d’étoffer son bagage technique à l’Étoile du Congo. Repéré en 1958 par un intermédiaire marseillais en déplacement à Léopoldville, il traverse l’Atlantique la même année pour rejoindre l’Olympique de Marseille. Le club phocéen, alors en quête d’attaquants rapides capables d’étirer les défenses, voit en lui un profil comparable à celui de l’international belge Jef Mermans. Le sobriquet, adopté par la presse locale, ne le quittera plus.
L’aventure marseillaise s’annonce prometteuse : le début de saison 1958-1959 le voit inscrire deux buts décisifs. Mais une grave blessure contractée à l’automne réduit son temps de jeu à six apparitions, le condamnant à regarder les débats depuis le banc. De ce premier séjour dans l’Hexagone, il confiera en 2016 — lors d’une réception chez le sénateur-sportif Claude Ernest Ndalla — n’avoir conservé « que la saveur du mistral et le goût amer d’une valise dérobée à la descente du train ». L’anecdote illustre un choc migratoire où l’enthousiasme sportif devait composer avec les aléas matériels et les préjugés de l’époque.
Annecy, laboratoire d’un football humaniste
Conscient que son avenir immédiat ne passerait plus par la Division 1, Ikonga accepte à 26 ans de rejoindre le FC Annecy, alors pensionnaire du championnat amateur mais structuré autour d’un projet social pionnier. Pour le Congolais, la cité lacustre devient soudain davantage qu’un refuge sportif : un territoire d’expérimentation pédagogique. Champion de France amateur dès sa première saison, il s’impose comme leader technique, avant de troquer les crampons pour le survêtement d’éducateur.
Pendant plus de quinze ans, il orchestre les séances des jeunes Annéciens en défendant une esthétique de jeu fondée sur la prise de risque, héritière des tournois inter-quartiers de Brazzaville. « Il n’élevait jamais la voix, mais chacun de ses contrôles rappelait que la créativité est une politesse faite au public », témoigne aujourd’hui Philippe Terrier, ancien président du club savoyard. Le journal Le Dauphiné Libéré soulignait encore, dans son édition du 10 juillet 2025, « l’humanité inoxydable » de celui qui ne manquait jamais d’inviter les néophytes à conjuguer discipline et sourire.
Un dribbleur devenu passeur de mémoire
En 1964, à tout juste 30 ans, Ikonga décide d’arrêter la compétition, anticipant l’usure physique consécutive à sa blessure marseillaise. S’ouvre alors une seconde carrière, moins médiatisée mais cruciale : la transmission d’un vécu binaire, partagé entre l’Afrique centrale et l’Europe alpine. Dans les écoles, il intervient pour raconter les Jeux de Tananarive, première grande vitrine internationale du Congo encore sous administration française. Son récit, ponctué d’anecdotes sur les joueurs Mayala « Larbi » ou Ndouri « Piantoni », fixe la mémoire d’une génération dont les archives filmées sont rares.
Lors d’une conférence donnée à l’université de Savoie en 2003, il insiste sur « la vertu catalytique du football pour transcender les frontières post-coloniales ». La salle, composée d’étudiants en histoire et de sociologues du sport, découvre un orateur à la prose fine, capable de citer Fanon aussi aisément qu’il décrivait un une-deux sur le côté droit.
Le legs discret d’une icône transnationale
L’héritage de Jean-Jacques Ikonga ne se mesure ni en palmarès clinquant ni en contrats publicitaires, mais en trajectoires humaines influencées par son exemplarité silencieuse. Les supporteurs du FC Annecy l’ont vu arpenter la tribune après les matches pour saluer chaque bénévole, tandis que les jeunes footballeurs de Poto-Poto brandissent toujours son nom comme une promesse d’horizons élargis. Dans le Congo contemporain, engagé dans une politique de diplomatie sportive, la figure de Mermans sert de repère historique et d’argument pédagogique pour promouvoir la rigueur comme préalable à la réussite internationale.
À l’heure où le football se débat avec les excès financiers, la disparition de cet ailier élégant rappelle l’importance de modèles sobres et accessibles. Son parcours, fait d’ascension, de blessure et de renaissance, offre un miroir dans lequel se reflètent les valeurs de résilience et de loyauté. En saluant la mémoire de celui qui sut, modestement, combiner la passion du jeu et le souci de l’autre, Brazzaville comme Annecy prolongent un dialogue culturel stimulant, prémisse d’une coopération sportive que les institutions entendent aujourd’hui revitaliser.