Une voix littéraire née entre deux rives
À trente-trois ans, Christ Kibeloh s’affirme comme l’un des noms singuliers de la littérature francophone issue du bassin du Congo. Son nouveau recueil, « Mon regard sur le monde », prolonge la trajectoire d’un créateur dont la vie elle-même tient du roman : ancien pensionnaire d’un centre de formation de football à Pointe-Noire, diplômé de lettres en France, lauréat du Prix jeune auteur 2017 de l’Académie du bassin d’Arcachon, il navigue entre les continents avec une aisance forgée dans l’expérience migratoire.
Cette double appartenance irrigue chaque page du livre. Dans un style à la fois nerveux et lyrique, l’écrivain convoque l’écho des pistes rouges de l’enfance congolaise puis l’agitation des banlieues européennes. « Ma langue est un pont de bois sur le fleuve des souvenirs », confie-t-il lors d’un entretien radiophonique diffusé par RFI (2024). En embrassant la pluralité des influences, Kibeloh s’inscrit dans l’ambitieuse politique de rayonnement culturel soutenue par les autorités de Brazzaville, soucieuses de voir émerger une génération d’artistes capables de dialoguer avec le monde.
Le métissage pour horizon narratif
Au cœur de l’ouvrage réside une conviction : le métissage n’est pas seulement un état civil, il constitue une stratégie de civilisation. Kibeloh en fait le fil rouge de ses courtes fictions, où les personnages franchissent les frontières physiques autant que mentales. Qu’il suive le parcours d’un champion d’athlétisme cherchant l’unité de son peuple ou le dilemme d’une étudiante congolaise prise entre deux systèmes de valeurs, l’auteur rappelle que l’identité est, telle la musique, un art du dosage et de la syncope.
Son propos se veut en outre résolument constructif : les plaies héritées de l’esclavage et de la colonisation y sont reconnues sans que le discours ne s’enferme dans la litanie victimaire. L’écrivain préfère interroger les composantes endogènes – inerties sociales, conflits de générations, crispations identitaires – qui freinent un continent en pleine mutation. De cette démarche découle une réflexion qui, tout en saluant la résilience africaine, invite à l’auto-examen et à la coopération internationale.
Un laboratoire formel au service des idées
La réussite du recueil tient aussi à sa construction éclatée ; Kibeloh juxtapose poèmes monologues intérieurs et récits quasi cinématographiques. La littérature se fait alors laboratoire, à l’image de la vitalité des industries créatives que le Congo-Brazzaville entend promouvoir, des bandes dessinées urbaines de Brazzaville aux web-séries tournées sur les rives du fleuve.
Cette hybridation défie le lecteur, mais jamais gratuitement. L’alternance des registres mime le flux discontinu d’informations qui caractérise notre modernité connectée : réseaux sociaux, journaux télévisés, conversations fragmentées. En adoptant ce kaléidoscope formel, l’auteur illustre la nécessité d’apprendre à penser simultanément la multiplicité des récits qui façonnent l’opinion mondiale.
La résonance d’une Afrique plurielle
Dans plusieurs passages, le texte évoque, sans manichéisme, les défis contemporains du continent : urbanisation galopante, transition démographique, tensions climatiques. Kibeloh y adjoint une dimension sensible, faisant dialoguer proverbes bantous et références à Aimé Césaire ou Toni Morrison, parce que, selon ses mots, « la mer de la littérature renverse les barrières plus sûrement qu’un décret ».
Cette approche a suscité un accueil enthousiaste sur les deux rives de l’Atlantique. La critique congolaise souligne l’écho positif que ces pages offrent à une jeunesse avide de récits valorisants, tandis que des universitaires franciliens saluent « un humanisme sans naïveté » (revue Esquisses Francophones, 2024). À l’heure où la diplomatie culturelle devient un vecteur essentiel de soft power, l’ouvrage contribue à redessiner l’image d’une Afrique consciente de ses atouts et pleinement actrice de la mondialisation littéraire.
Regards croisés d’une génération connectée
S’il fallait dégager une morale, elle tiendrait en une phrase : rien ne s’invente hors dialogue. Les derniers chapitres, rédigés comme un carnet de route, mettent en scène des adolescents traquant le cyberharcèlement, un couple séparé par la migration ou encore un ancien soldat reconverti en bibliothécaire. Autant de figures qui refusent le cloisonnement et plaident pour une solidarité transnationale.
En conclusion, « Mon regard sur le monde » ne se contente pas de refléter un état des lieux ; il propose une méthode, sinon un art de vivre. En conjuguant lucidité et espérance, Kibeloh livre une œuvre dont la portée dépasse la sphère strictement littéraire pour rejoindre les efforts continus des institutions congolaises et internationales visant à promouvoir un dialogue interculturel apaisé. Cet appel à la nuance résonnera sans doute longtemps dans l’esprit des lecteurs, jeunes et moins jeunes, en quête de récits aptes à réenchanter le commun.